lundi 6 octobre 2014

Mes amis, mes amours, mes emmerdes



Glace des grands hommes


Je pourrais briser la glace en vous dévoilant les coulisses d’un sport aussi sombre que somptueux. Je pourrais suivre la mode actuelle en écrivant une injure autobiographique qui évoquerait les pires travers de mes collègues ou de mes ennemis de passage. Oui, je pourrais débloquer mon compteur saturé de rancune en citant des expressions entendues ci et là par d’abominables personnages en quête d’ambitions exacerbées. Non, je ne jouerais pas ce jeu méprisable du vieil artiste quittant la scène après une forte déception. Je préfère m’accouder au comptoir de l’amitié où nous évoquons ensemble les souvenirs construits au fil des années. Je pense à vous, copains et copines, fidèles à nos parcours serviles. Nous avons foulé les mêmes sols caoutchouteux, nous nous sommes assis sur des bancs humides, nous avons piétiné tant de marches le long des gradins abîmés, nous avons ri aux mêmes quolibets douteux, crié après tant de victoires improbables et pleuré après tant de déceptions imméritées. Nous nous sommes attablés devant des festins en province et assoupis après de bonnes franquettes improvisées. Nous avons bataillé pour être respectés, lutté pour rester nous-mêmes, fixé les regards attentifs de publics inconnus, glissé sur cette matière noble dans des compétitions glorifiantes et des galas conviviaux. Dans le froid des patinoires, nous nous sommes enorgueillis au sommet modeste des podiums aux chiffres presque effacés, nous avons serré des poignées franches, nous avons embrassé des pommettes rougies, porté à nos cous des médailles trop lourdes. Les réveils dominicaux étaient difficiles mais les retrouvailles toujours singulières. Nous avons tracé nos routes, changé de cap, nous nous sommes perdus de vue et retrouvés au détour d’un réseau social. J'évoquerais avec timidité ces amourettes à l’entrée du vestiaire, ces baisers volés sans regrets, ses garçons étourdis et ses filles déjà ravissantes. Je ne parlerais que des ces années aux couleurs pastels d’une vie insouciante quand la passion entraîne tout le reste. Je ne parlerais que de vous, Mesdames et Messieurs, bénévoles au grand cœur, au dévouement palpable et à vos réussites salies par les trahisons d'incompétents notoires. Je ne parlerais que de vous, pères et mères fidèles à l'amour que vous portez à vos enfants. Je ne parlerais que de ces professeurs aux sciences exactes qui nous ont emmené si loin, à ces anciens que nous admirions. Je parlerais de mes premiers élèves, des derniers, de ce trac qui m’ulcérait le ventre et la joie compressée de les voir progresser.

Voilà, je n’aurai pas besoin d’écrire un livre détestable pour recueillir quelconque gratification. Je laisse dans la gorge effrayante d’un garage où ronfle encore cette vieille surfaceuse les démons du passé. Je ne garde que vos visages, vos voix, vos mains gantées, vos pieds de cuir et vos chevelures soigneusement coiffées. Je porte en moi votre élégance pour oublier ceux qui en manquent. Je vole à Véronique Sanson sa révérence. La mienne n’est pas plus belle mais aussi douloureuse. Mes patins râpés reposent dans mon placard; ils en ont bien besoin. Amies et amis, les adversaires d’hier s’évanouissent aujourd’hui. A ma sœur qui m’a inspiré et à mes parents qui se sont sacrifiés. A mes amitiés solides, à mes amours inavouées, à ces champions dorés que je continuerai à bercer dans le ventre de mes souvenirs. La glace des grands hommes se referme. Je ne vous donnerai pas rendez-vous dans dix ans. De ce même jour, à cette même heure, devant cette même porte où nous sommes rencontrés. Pour ceux que j'aime, la mienne ne sera jamais close.

Hervé Gaudin