La java triste
L’accordéon
noir toujours aimable jouera sans son orchestre. Bretelles
baissées, l'instrument ronflant du bal musette balance sans demi-mesure
une dernière java bleue à travers cette brume hivernale qu’une simple
chansonnette peut dissiper. L’hirondelle des faubourgs n’atteindra pas
le printemps. Georgette Plana s’en est allée emportant avec elle la
mémoire guinchante d’après-guerre. Le temps de la rengaine a sacrifié
ses airs ringardisés par un siècle ingrat où des artistes béatifiés
disparaissent plus vite qu’ils n’apparaissent.
Une
courte carrière enrichie de reprises permit à cette agenoise à la voix
gouailleuse de remporter de francs succès populaires. Sur scène, elle
accompagna Bourvil, Antoine et le groupe Martin Circus. Bien plus tard,
Pascal Sevran raillé de donner une vraie chance au répertoire français,
l’invita à plusieurs reprises dans son émission culte égayant les salles
de repos dans les maisons de retraite. Elle finit sa vie à l’Isle Adam,
méconnue et oubliée. Pour autant, doit-on se moquer de ces refrains
d'antan mêlés aux souvenirs émus de nos grands-parents? Pensez-vous que
nos ascendants abrutis par une version aggravée de l’épileptique
tecktonik ou du grotesque Gangnam style, écouteraient encore Zaz,
interprète bohème et perce tympans? Dans le tourbillon de l’ennui où les
générations MP3 bannissent pour toujours ces vieux tourne-disques au
diamant éternel, je regrette cette époque bénie des guinguettes
enchanteresses. Le petit vin blanc y coulait à flot au bord de la Marne
habillée de nénuphars rondelets. Un soleil lourd se reflétait en été sur
l’eau verte où se baignaient des grenouilles de passage. Entre les
tables grinçantes, les femmes aux robes fleuries tourbillonnaient au cou
d’un compagnon de fortune, casquette à carreaux posée en biais sur une
chevelure gominée et les mains crispées fermement au bas du dos. Puis la
foule étourdie les emportait jusqu'à la tombée de la nuit. De ces cafés
dansants, transpirait cette joie de vivre stimulée par deux guerres
assassines. Comme une toile de Fernand Léger, la musique de Georgette
Plana sentait bon l’air d’un temps que les moins de vingt ans
regretteraient de ne plus connaître.
Hervé Gaudin.
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